L'Instant Philo : La loi du Talion

06 juin 2021 à 11h14 - 3521 vues
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La vengeance et la loi du talion                                        

« L’instant philo » du 28 juin 2020

Quand nous avons le sentiment d’avoir été maltraité et gravement lésé, on désire spontanément que justice nous soit rendue. Il arrive parfois que la réparation à laquelle nous aspirons ne puisse être prise en charge par l’institution judiciaire  Alors, il ne reste plus qu’à se faire justice soi-même. Et la loi du talion -« Œil pour œil, dent pour dent ! » - est habituellement invoquée pour justifier notre désir de vengeance.

Pourtant, on assimile alors deux réalités finalement bien différentes : d’un côté, la vengeance haineuse dont les effets peuvent être excessifs et dévastateurs et de l’autre, la loi du talion dont j’aimerais montrer qu’elle est un principe de justice qui invite à trouver un équilibre entre crime et châtiment en vue de régler les conflits qui pourraient envenimer les relations humaines.

On sent bien toutefois que quand on affirme qu’il faut distinguer la loi du talion de la vengeance, cela heurte un préjugé très tenace : pourquoi avons-nous tant de mal à lever cette confusion ?                                                                                                                                       

  1. Présentation générale

 

  • Premières formulations et sens général

La première formulation de la loi du talion se trouve dans Le code d’Hammurabi, texte juridique babylonien du dix-huitième siècle avant notre ère :                                                                    «  § 196 : Si quelqu'un a crevé un œil à un notable, on lui crèvera un œil. § 197 : S'il a brisé un os à un notable, on lui brisera un os. § 200 : Si quelqu'un a fait tomber une dent à un homme de son rang, on lui fera tomber une dent. »                                            

Quelques siècles plus tard, la loi du talion trouve une autre expression dans l'Ancien Testament. Après les dix commandements, Dieu enseigne à Moïse diverses règles de justice pénale concernant les coups et blessures dont celle-ci :« Si malheur arrive, tu paieras vie pour vie, œil pour oeil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure.» Exode, 21,22 

La loi du talion rappelle toujours de façon très concrète la nécessité de poser une équivalence raisonnable entre crime et châtiment. Il serait, par exemple, tout à fait inique de condamner à mort l’auteur d’un petit larcin. La loi du talion est donc bien un principe de justice qui, dans son souci de trouver une sanction bien proportionnée à la faute, s’oppose clairement à la vengeance dont la réaction est bien souvent excessive. C’est pourquoi encore maintenant se faire justice soi-même en France contrevient aux règles les plus élémentaires du droit.

  1. Le rôle de la loi du talion dans les systèmes antiques de justice

Une des fonctions d’abord de ce cette loi du talion a été de donner un cadre plus acceptable à un système de justice antique dominé par la vengeance.                                                                                                                                               Le philosophe Hegel remarque ainsi dans Les principes de la philosophie du droit : « Le châtiment prend toujours la forme de la vengeance dans un état de la société où n’existent encore ni juges, ni lois. » Et plus loin, il précise :                                                                                                                                                    "Dans cette sphère de l’immédiateté du droit, la suppression du crime est sous sa forme punitive vengeance. Selon son contenu, la vengeance est juste, dans la mesure où elle est la loi du talion. »                                     Hegel : Les principes de la philosophie du droit                                                                                                                              

Hegel souligne en effet que la vengeance en tant que telle ne peut jamais constituer une juste punition :                                                                                                                                          "La vengeance se distingue de la punition en ce que l’une est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée, tandis que l’autre est l’œuvre d’un juge. C’est pourquoi il faut que la réparation soit effectuée à titre de punition, car, dans la vengeance, la passion joue son rôle et le droit se trouve ainsi troublé. De plus, la vengeance n’a pas la forme du droit, mais celle de l’arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien le droit qui prend la forme de la vengeance constituant à son tour une nouvelle offense, n’est senti que comme conduite individuelle et provoque inexpiablement à l’infini, de nouvelles vengeances."                                                                                                              Hegel : Propédeutique philosophique

 

  1. Pourquoi on confond vengeance et loi du talion

 

  1. Histoire des institutions juridiques

On saisit mieux dès lors pourquoi on confond si souvent vengeance et loi du talion. Tant qu’il n’y a pas d’institutions avec des juges autonomes et des tribunaux indépendants, la justice en effet reste entachée d’arbitraire car ce sont les victimes – surtout si elles appartiennent à la classe dominante - qui se font le plus souvent alors justice. Pendant une période assez longue, la loi du talion pour en contenir les excès a été ainsi obligée de se glisser dans les vêtements de la vengeance et d’en épouser en partie la logique. Pour qu’elle se libère du joug de la vengeance, des étapes ont été nécessaires qui ont permis à une institution judiciaire de se mettre en place progressivement qui distingue juge, bourreau et partie lésée et impose des procédures, des délibérations et un examen objectif des faits lors d’un procès.

On comprend ainsi que là où l’institution juridique est défaillante, la loi du talion tend de nouveau à se rapprocher de la forme inquiétante et sauvage de la vengeance. C’est ainsi qu’apparaissent ces redresseurs de tort et ces justiciers qui n’hésitent pas à utiliser une violence arbitraire pour maintenir un minimum de justice. L’histoire n’est pas linéaire : elle connaît des moments de régression dans lesquelles de vieux systèmes de justice qu’on croyait dépassés refont surface. C’est l’histoire aussi qui nous enseigne que c’est parce que la loi du talion a fait corps un temps avec la vengeance pour en limiter les excès et favoriser la naissance d’un système de justice dont elle deviendra un des piliers, qu’on croit que cette alliance conjoncturelle révèle une identité de nature.  

  1. L’esprit de la loi

Une autre étape importante dans l’histoire a été franchie quand on a interprété l’esprit de justice de la loi du talion en évitant de prendre au pied de la lettre ses préconisations concrètes. En effet, quand on dit : « œil pour œil et dent pour dent », ce qui est avancé, c’est l’obligation de trouver une punition équivalente au forfait commis. Mais il y aurait de la cruauté par exemple à tuer le père de quelqu’un qui a tué le père d’un autre et quelque chose de parfaitement déplacé si on devait violer les violeurs et torturer les sadiques.  Des peines alternatives à celles qui sont concrètement proposées sont donc nécessaires du point de vue de la justice – sans quoi la loi du talion resterait, à l’instar de la vengeance, d’une cruauté insupportable.

  1. Une condamnation religieuse ?

Enfin, une autre raison dans la civilisation marquée par le judéo-christianisme conduit à minimiser cette loi et à la placer du côté de la violence vengeresse. Lors du sermon sur la montagne dans l’évangile selon Matthieu, le Christ s’exprime ainsi : « Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil, dent pour dent. Et moi je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre… tends l’autre joue ». Plus loin, il ajoute : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. » Matthieu, 5, 28 et sq.  

L’amour et le pardon prônés dans les Evangiles ressortissent à une logique religieuse et mystique qui place idéalement la dignité humaine au-delà de tout usage de la violence et de la haine. On sort ici de la justice humaine sur terre pour entrer dans une perspective mystique et religieuse : celle de la charité. Qu’est-ce que ce détour par une théologie apporte à notre réflexion ? Un recul éclairant, je crois.

Conclusion

Un monde idéal serait celui où il serait inutile de punir et où l’amour régnerait : serait-ce encore un monde humain ? La loi du talion, est un principe de justice pénale qui, à l’inverse, considère que la paix n’est pas possible sur terre que s’il y a possibilité de réprimer et de contenir le mal que les hommes font aux hommes. Cette loi manifeste la volonté de contenir le déjà-là du mal mais elle a contribué aussi à faire advenir ce bien très précieux qu’est une institution judiciaire débarrassée de la vengeance qui place la justice sur le terrain de l’honneur avec tout ce que cela peut comporter d’arbitraire et de brutalité aveugle. La loi du talion relève du domaine de la rationalité éthique qui prend les sociétés et les hommes tels qu’ils sont dans leur imperfection. Entre la détresse que peut produire le constat de la violence des passions humaines et la promesse d’un monde meilleur, la loi du talion est bien un intermédiaire indispensable, une manifestation d’une sagesse pratique qu’on ne peut donc pas confondre avec la vengeance. Mais comme la vengeance, cette loi du talion reste persuadée que seule la violence peut arrêter la violence et elle ne pense pas que le mal puisse disparaître sur terre. La loi du talion ne prône pas l’amour, ni le pardon, ni la non-violence. Elle remplace simplement le poignard que la vengeance enfonce avec jubilation dans le dos de celui qui l’a offensé par l’épée de la justice qui s’abat froidement sur celui qui a été objectivement reconnu coupable.

Références musicales

Kool Shen et Zoxea : « Œil pour œil, dent pour dent »

System of a down : Revenga

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