L'Instant Philo : La recherche du bonheur

06 juin 2021 à 11h17 - 1388 vues
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La recherche du bonheur

La recherche du bonheur     « L’instant philo », émission du dimanche 18 octobre 2020

 « Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception ; quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous vers ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux, accompagnés de différentes vues. La volonté (ne) fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes. Jusqu’à ceux qui vont se pendre. »[i]                                                           

Cet extrait tiré des Pensées de Pascal souligne diverses choses de façon frappante. Tout d’abord, la recherche du bonheur est la chose au monde la mieux partagée. Personne n’échappe au désir d’être heureux – même les gens les plus désespérés. Ensuite, cette recherche peut prendre des figures très différentes et même paradoxales : carrière militaire, vie de libertinage, vocation religieuse et même suicide. Cet aspect mortifère de la recherche du bonheur que Pascal se plaît à souligner tient à sa croyance religieuse : toute vraie satisfaction nous échappe sur terre qui est la vallée des larmes pour les humains marqués par le péché originel. Le vrai bonheur est en Dieu dans l’au-delà : quiconque croit pouvoir l’atteindre ici-bas se condamne à une grande déception, voire au désespoir.

Si on écarte cet acte de foi bien pessimiste dont l’examen rationnel d’une question ne peut se satisfaire, ce que l’on peut retenir dans ce texte, c’est qu’il n’y a pas une formule unique du bonheur, ni, par conséquent, de chemin tout tracé pour y arriver. La recherche du bonheur est une affaire éminemment subjective et personnelle. Emmanuel Kant note dans La Critique de la Raison Pratique : "Ce en quoi chacun doit placer son bonheur dépend du sentiment particulier de plaisir et de peine que chacun éprouve ; bien plus, dans un seul et même sujet, ce choix dépend de la diversité des besoins suivant les variations de ce sentiment"

Toute démarche pour accéder au bonheur est donc une vraie aventure singulière qui demande à chacun de bien savoir ce qu’il est, ce qu’il veut et ce qu’il peut en fonction de la situation concrète dans laquelle il est placé. D’où les hésitations multiples que nous avons sur la marche à suivre. Pourtant, personne visiblement ne renonce à ce bonheur mal défini dont la présence à l’horizon peut illuminer toute notre existence d’un soleil trompeur.  Quand on part à la recherche du bonheur, ne sommes-nous pas en train de nous engager dans une entreprise finalement hasardeuse ?

  1. Une conception du bonheur bien propre à rendre malheureux.

Le chemin qui mène au bonheur n’est pas facile à trouver et, il est parsemé d’embûches et de chausse trappes. Il y a en effet des représentations du bonheur qui, si nous les prenons pour argent comptant, sont bien propres à  nous rendre malheureux, tant il est vrai que ce que nous avons en tête finit par avoir une grande influence sur ce que nous vivons.

Prenons, la définition du bonheur proposée par Emmanuel Kant : «  Le bonheur, écrit-il, est l’état dans le monde d’un être raisonnable à qui, dans tout le cours de son existence, tout arrive selon ses souhaits et sa volonté. »

A première vue, cette conception du bonheur semble acceptable. Quand dans notre vie, tout se passe selon nos désirs, nous sommes effectivement heureux. Inversement, être malheureux, c’est souffrir de ce décalage parfois cruel entre ce que l’on désire de l’existence et ce qu’elle finit par nous offrir.

Force est de constater, toutefois, que Kant avance une représentation maximaliste du bonheur comme satisfaction totale tout le temps de tous nos désirs. Il accorde avec une certaine honnêteté que la conception du bonheur qu’il défend est un idéal de l’imagination. Mais il met la barre si haute que jamais nous ne serons en capacité de la franchir. Il est clair en effet que toutes nos aspirations ne peuvent pas être constamment exaucées. Kant nous condamne donc à ne penser au bonheur que sur le mode de ce que nous ne pourrons jamais atteindre de notre vivant. Il dévalue tout bonheur qui reste à hauteur de condition humaine. Il n’est pas difficile de reconnaître dans cette dépréciation des satisfactions terrestres le thème religieux déjà présent chez Pascal d’une existence ici-bas nécessairement entachée d’imperfection. Et le bonheur parfait dont Kant parle correspond finalement dans l’au-delà à l’état dans lequel celui qui le mérite moralement, est censé ne plus connaître ni frustration, ni contrariété mais pure et constante béatitude. Dieu pour le récompenser harmonise les aspirations subjectives de l’individu vertueux avec l’enchaînement objectif des événements qui lui adviennent.  En somme, la définition de bonheur proposée par Kant est celle du paradis ! Chasser la théologie de la philosophie et elle revient souvent par la petite fenêtre de la morale !

Pourtant plutôt qu’à cet austère amour de la vertu, on associe habituellement le bonheur sur terre plus facilement à une relation amoureuse épanouissante.

  1. L’aspect paradoxal de la recherche du bonheur

Une fois qu’on a distingué le bonheur du paradis, il faut faire attention à ne pas laisser notre désir d’être heureux nous conduire dans l’enfer de la jalousie et de l’envie. Nous désirons en effet être heureux parmi d’autres qui ont le même but. Aussi nous comparons-nous à eux et sommes tentés de jeter un regard sur ce qu’ils sont censés obtenir en terme de vraies et profondes satisfactions. Notre bonheur parait parfois bien pâle face à ce que nous percevons du leur ou à ce qu’ils veulent bien nous en montrer. Ainsi le bonheur des autres fait parfois notre propre malheur comme le malheur des uns peut faire le bonheur des autres. Il faut vraiment se méfier de cette représentation du bonheur tant préoccupé de ce que les autres sont censés vivre qu’elle éloigne de vivre selon sa propre subjectivité et ses propres goûts qui sont pourtant la condition même de toute vie vraiment satisfaisante. 

 «  Notre bonheur ne consistera jamais dans une pleine jouissance où il n’y aurait plus rien à désirer et qui rendrait notre esprit stupide mais dans un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections. » Telle est la conception réaliste, je crois, que  Leibniz (1646-1716) propose.

Pour ce philosophe, le bonheur n’est pas un état durable mais un mouvement. Il n’est pas une plénitude statique dans lequel plus rien ne se passe mais un perfectionnement constant. Le bonheur est dynamique : il consiste « en un progrès continuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections. » Tous ces caractères bien séduisants s’opposent clairement à la représentation statique que Kant se fait du souverain bien.                                                                           

Leibniz va encore plus loin. Le contentement d’avoir atteint un but ne peut à lui seul nourrir un vrai bonheur – il faut lui adjoindre la jubilation qu’il y a de percevoir d’autres horizons que l’on va pouvoir explorer. C’est dire que le bonheur n’est pas totale et définitive satisfaction du désir car ce serait ennui et abrutissement ! Il se nourrit plutôt de la satisfaction qu’il y a à désirer de nouvelles expériences enrichissantes.  Le bonheur est plus du côté de l’aventure que dans la sécurité de celui qui est à l’abri du besoin et de la morsure du désir. Le bonheur ne réside pas tant dans la destination finale que l’on cherche à atteindre que dans tout le voyage qui nous y conduit. La recherche du bonheur cache donc une ressource secrète : celui du bonheur de la recherche elle-même. Confucius a une belle formule pour présenter cela : «  Tous les hommes pensent que le bonheur se trouve au sommet de la montagne alors qu’il réside dans la façon de la gravir. »

Enfin, ce n’est pas parce qu’on a chassé les représentations pessimistes, maximalistes ou trop pleine de ressentiment et de jalousie qui ferment la porte à une satisfaction réelle, que le bonheur va se présenter nécessairement à nous. Il faut se souvenir que le bonheur est au sens étymologique « la bonne chance » ou « la bonne fortune » comme le mal –heur est « la mauvaise chance » et l’infortune. C’est dire que le hasard a son mot à dire en cette affaire où nous ne maîtrisons pas tout. On peut rechercher longtemps le bonheur sans qu’il se découvre complètement à nous, si la chance manque  de voir certains événements se réaliser et certaines rencontres se faire.

Dans l’art d’être heureux, il y a donc aussi une façon de savoir ouvrir les yeux sur ce que la vie nous propose. Un des obstacles importants au bonheur est bien cette incapacité à distinguer dans une situation les promesses qui s’y trouvent. Un mendiant peut être un Dieu. Une petite pierre aux contours irréguliers un diamant. Le silence entre deux personnes le début d’une belle partition. Aussi faut-il savoir se rendre disponible et attentif à ce qui se présente et à ce qui se prépare, si on désire être une femme heureuse ou … comme le chante William Sheller, un homme heureux.                                                                                                                                                                     

Références musicales :

Générique : Van Der Graff Generator, “When she comes”, dans l’album World record

Peter Hammil : “In the end” dans l’album Over

William Sheller : « Un homme heureux », version en public accessible sur You tube

 

[i] Blaise Pascal (1623-1662) : Pensées (181).

 

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